mercredi 11 juin 2008

Alan Shore et la loi des paradoxes

Après Denny Crane en mai, place à l’autre personnage central de Boston Legal : l’élégant, le brillant, l’énigmatique et fascinant Alan Shore. Pour parler de Denny Crane, j’ai dit que c’était un des personnages les plus réussis de Kelley depuis Cage et Geiger. Et je maintiens. Alan Shore, lui, est dans une catégorie bien à part dans l’univers du prolifique scénariste-producteur. Pour moi en effet, Shore n’est pas un personnage de Kelley. En un sens, il est David E. Kelley.

Mystérieux, insaisissable

Ce que je veux dire ? Que c’est sans aucun doute celui dont il se sent le plus proche, celui qu’il comprend le mieux alors que dans le même temps, de tout le kelleyverse, c’est aussi l'homme le plus mystérieux, le plus insaisissable pour le spectateur. De toutes les créations du mari de Michelle Pfeiffer, Shore a hérité un goût certain pour les excentricités, les manies les plus inattendues. C’est ce qui lui permet d’affirmer en partie sa différence au sein de Crane, Poole & Schmidt.


Un excentrique avec une part d’ombre

Mais c’est aussi un personnage très sombre : lorsqu’il faut se salir les mains, adopter une ligne de défense que la morale pourrait réprouver, il n’hésite pas une seconde. Il aime la compétition : c’est un excellent avocat et il cultive avec soin cette image. De ce point de vue, la psychologie d'Alan, complexe, est autrement plus réussie que celles d’un Bobby Donnell ou d’un Eugène Young. Ces deux derniers, qui sont de très bons avocats, passaient beaucoup de temps dans The Practice à geindre sur ce que leur métier les amenait à faire. Une certaine forme de contrition lassante sur le long terme, virant même carrément à l’hypocrisie pour Bobby Donnell. Avec Alan Shore, rien de tout cela. L’homme assume pleinement ses actes, ne s’épanche pas des heures sur ses états d’âme mais n’en demeure pas moins humain. L’impact sur sa personnalité est juste plus subtil, discret. Ses tendances mélancoliques, schizophréniques, tout autant que sa volonté de conserver une certaine distance avec les gens qui l’entourent, démontrent que l’homme n’est pas indifférent à ce qu’il vit, à ce qu’il voit.
La voix d’une plume
Si Shore est aussi la voix de Kelley, c’est également parce que c’est avec ce personnage que l’auteur questionne directement la société américaine. Dans Boston Legal, c’est avec Shore qu’il interroge le spectateur sur la guerre en Irak, la peine de mort, les dérives du fichage informatique. Avec Shore et personne d’autre : au début d’Ally MacBeal, Kelley le faisait de temps à autre avec John Cage mais la multiplication des scripts qu’il avait à écrire a singulièrement limité sa capacité à utiliser le Biscuit de façon mordante. La compassion, et même l’affection, que voue l’avocat joué par (l’excellent) James Spader pour les hommes et les femmes borderline, c’est aussi celle de l'auteur. Jerry Hands Espenson, Catherine Piper, Bernard Ferrion : tous ont un côté marginal, laissés pour compte, qui ne laisse pas Alan indifférent. Peut-être parce qu’il connaît bien cette situation. A ce titre, la très belle amitié qui le lie à Denny Crane est assez révélatrice de tout cela.

Un personnage increvable
Un épisode de la saison 1, dans lequel Alan comparaît pour avoir payé des hommes dans un bar pour casser la figure d’un autre, met l’accent sur un aspect très intéressant de sa personnalité. A la fin de l’épisode, il avoue qu’il ne s’est jamais battu physiquement et le regrette parfois. Un peu comme ces hommes qui affirment leur puissance dans leur costume trois pièces, cèdent à des pulsions après de jeunes années où ils ont subi la dictature des corps, de la force physique. Il y a d'ailleurs chez cet homme un vague à l’âme assez troublant.
Alan Shore enfin, c’est sans doute aussi celui que Kelley aimerait être. Et que tout homme, en un sens, aimerait être : il est sans cesse surprenant, il a énormément de succès auprès des femmes (il est aussi très décomplexé, sexuellement) et il cultive une part de mystère qui rend ce personnage increvable ou presque. Du coup, on ne se lasse pas de regarder.
Ainsi est donc Alan Shore : un ténor du barreau qui brille au cœur d’un système judiciaire pétri de contradictions. L’univers de la loi, un monde de paradoxes dont il est le plus beau produit et le plus beau défenseur.

Bien à vous,
Benny

3 commentaires:

Jess a dit…

Eh bien, mon cher Benny, je suis encore une fois épatée par ta vision des choses, spécialement ici quand il s'agit d'analyser notre très cher Alan Shore, je n'aurais pas pu écrire mieux : tu as merveilleusement ciblé le personnage.
J'aime Boston Legal pour plein de raisons : la série me touche particulièrement de par mon métier, l'excentricité de Denny Crane, les cas loufoques représentés par Crane, Poole et Schmidt mais là, on touche le sommet ! Alan Shore, c'est le rêve de l'avocat moyen (que je suis) ! Ah si je pouvais plaider comme ça !!!
Sous des abords de ténor prétentieux sûr de lui, se cache une personnalité bien plus complexe, borderline : entre l'imagination dont il peut faire preuve pour défendre ses clients, prêt à tout pour arriver au but, on sent chez lui une sensibilité et une humanité touchante à voir, et c'est ça qui me plaît, ça qui fait que je suis scotchée à ma télévision quand il entre en scène devant le jury ! Derrière le masque de l'avocat sans coeur, se cache un homme fiable et fidèle, surtout dans son amitié avec Denny qu'il n'hésite pas à bousculer, voir à contrarier en n'hésitant pas à représenter la partie qui lui est opposée dans un procès. Même dans ses relations avec les femmes, derrière le dom juan, se cache un amoureux transi !
Il n'y a pas un seul personnage dans n'importe quelle série qui se rapproche de cette personnalité complexe, pas vraiment blanche, mais pas totalement noire non plus. Que dire de son interprète, James Spader, qui n'a pas volé son Emmy ! Un grand acteur qui j'espère pourra encore captiver son audience avec ses "coups de gueule puissants contre la forte et intouchable Amérique", bien plus que le temps des 13 épisodes impartis pour la saison 5. Longue vie à Alan Shore !

Arnaud J. Fleischman a dit…

Très beau portrait d'un des personnages les plus attachant de la télé ces dernières années. Le couple qu'il forme avec Denny Crane, l'amitié qui unit ses deux hommes que tout ou presque sépare est un idéal que tout homme (et femme) rêverait connaître. C'est en tout cas mon point de vue. Et mon rêve.

feyrtys a dit…

J'adore Alan Shore et sa virilité efféminée, c'est tout ce que j'ai à dire. Si DEK pouvait lui donner autre chose à faire que de se plaindre de ce que sont devenus les Etats Unis, ce ne serait pas un mal non plus ^^.